La feuille.

L'encrier est sur la table.
Elle prend sa plume d'oie et la trempe délicatement dans la fiole noire posée devant elle. Le papier blanc, immaculé, piaffe d'impatience. Il a envie de faire connaissance avec son écriture. Sera-t-elle ronde ? Penchée à droite, penchée à gauche ? Grosse ou délicate ?
Elle est belle, elle. Elle est gentille et douce, elle devrait caresser la feuille doucement. Elle devrait écrire des mots doux, un poème en vers, en alexandrin. Elle est si sensible quand elle pince les cordes de sa harpe. Elle va lui dessiner des lettres avec des pleins et des déliés superbes. Enrubanner ses mots de galons fleuris évoquant le printemps.
La feuille en frémi d'avance. Elle attend.
L'ombre de la plume passe au dessus d'elle. Au même moment, un violent orage éclate. Une pluie de tâches noires lui tombe dessus en désordre. Des griffures la strient en tout sens. Des doigts énormes veulent la toucher et ne font que la noircir un peu plus. Elle ferme les yeux quand la seconde main l'attrape pour la froisser, la déchirer avec une rage démentielle.
Elle avait rêvé d'un bonheur, elle avait connu l'horreur.
Petite lueur d'espoir dans son esprit de papier vélin, ses descendantes ne connaîtront jamais pareille mésaventure. Le stylo bic leur évitera ce genre de désagrément, mais à son époque...